Une nouvelle édition de l'ensemble des pièces de l'auteur du Soulier de satin.
Pour prononcer, à propos de Claudel, la moindre parole juste, comme
il nous faut, d'abord, respirer largement !» C'est ainsi que Francis
Ponge commence sa «prose de profundis » à la gloire du poète défunt.
Mais c'est avec ironie, car il ne tarde pas à brocarder les « exercices
pneumatiques» auquel se livrait le «bon ambassadeur de la lourdeur
française». Ponge se méfiait du «souffle lyrique». Et, de fait, une
certaine poésie peut se sentir plus à sa place dans la petite horlogerie
de précision. Mais cette poésie ne vaut guère pour les planches. Le
comédien réclame une respiration ample dans l'espace ouvert. Or, cela,
Claudel l'offre en surabondance. Preuve en est cette nouvelle édition en
Pléiade, que rien ne nécessitait vraiment, sinon la force et la
fraîcheur de ce théâtre toujours redécouvert. De Jean-Louis Barrault à
Didier Sandre en passant par l'énorme Alain Cuny, d'Ingrid Bergman à
Marina Hands en faisant halte auprès de l'élégante Ludmila Mikaël, ce
sont les plus grands acteurs qui ont trouvé dans le texte claudélien de
quoi dilater leur jeu et incarner leur verbe. Et les grands metteurs en
scène, qu'ils soient d'ailleurs croyants ou athées (ne nommons que
Vitez, Schiaretti, Py et le regretté Alain Ollivier), y ont puisé toutes
ressources pour agrandir la scène aux dimensions de «l'univers visible
et invisible».
Pieux fidèle et taureau sanguin
Comment
expliquer ce prodige? Par ce qu'il faut bien appeler un génie
«catholique», pour peu qu'on ne dénature pas le catholicisme en un
rencognement frileux sur la «banquette arrière», à regretter «le passé
qui s'éloigne». Car, «catholique», Claudel le sait, veut dire
«universel»: impossible de l'être si l'on se retranche de la moindre
créature. Mais il sait aussi que cet universel ne s'obtient point par
mixture ni uniformisation: il advient par intégration vive dans cette
parole comme la lumière qui embrasse toutes choses et n'en accentue que
mieux la diversité. Cet embrassement, comment aurait pu l'ignorer celui
qui fut à la fois diplomate et poète, oblat et père de famille,
propriétaire terrien et grand voyageur, bibliste et clown, pieux fidèle
et taureau sanguin? À propos de sa pièce, L'Échange, il écrivait à
Marcel Schwob: «En résumé, c'est moi-même qui suis tous les
personnages, l'actrice, l'épouse délaissée, le jeune sauvage et le
négociant calculateur.»
Ainsi la providence l'a situé au lieu de
toutes les oppositions comme un ring et comme une arche. Non pas auteur
dramatique et catholique, mais très grand auteur dramatique (le
«Shakespeare français») parce que catholique pour de bon, le
catholicisme élargissant les pouvoirs de la polyphonie et du drame.
Claudel l'affirmait lui-même parmi ces colonnes, dans Le Figaro du
14 juillet 1914 : «La foi fait vivre tout homme moderne dans un milieu
essentiellement dramatique. Objet pour le moindre de ses actes d'une
critique impitoyable, tributaire au terme de ses jours de sanctions à la
fois équitables et démesurées, le chrétien vit, comme dit saint Paul,
“en spectacle aux hommes et aux anges”.» C'est ce spectacle, évoqué par
son saint patron, que Claudel veut nous offrir sur un «plateau», en
sorte que nous puissions nous reconnaître enfants du paradis - jusqu'au
fin fond du poulailler.
via le figaro
ENTRETIEN - Le dramaturge et metteur en scène explique ce que le théâtre français doit à Claudel.
Comment avez-vous rencontré le théâtre de Paul Claudel?
Assez
étrangement, à l'âge de quatorze ans, par le film de Manoel de Oliveira
sur Le Soulier de satin, ce qui est une rencontre assez coudée, pas
tout à fait directe. Néanmoins, ce que je découvris alors, ce fut le
texte : j'ai aussitôt lu la pièce. Après quoi je n'ai plus cessé de lire
Claudel. Quand je suis entré au conservatoire, c'était en 1988, l'année
où Antoine Vitez montait Le Soulier de satin, justement, ce qui me fut
comme une confirmation. Et puis j'ai monté cette œuvre énorme moi-même,
vingt-cinq ans après l'avoir vue pour la première fois…
Quatorze ans, c'est précoce. Peut-on dire que Claudel est chez vous antérieur au théâtre et qu'il a déterminé votre vocation?
Probablement.
Je rêvais à beaucoup de choses lorsque j'étais adolescent : le théâtre,
le cinéma, la littérature… Mais il y avait aussi cette «tentation» très
forte de la vocation religieuse. Or, je trouvais là, dans ce théâtre,
une synthèse entre mes aspirations artistiques et spirituelles. J'étais
d'ailleurs assez heureux de vivre à une époque où Claudel était un
scandale. Au début des années 1980, le «Plus jamais Claudel» qu'on
pouvait lire sur les murs de Mai 68 était encore très fort. Il a fallu
Antoine Vitez pour l'arracher à cette censure. Vitez était communiste :
il avait une sorte de caution qui lui permettait de le réhabiliter.
Qu'est-ce qu'un communiste pouvait trouver chez le très catholique Paul?
Je
me souviens très bien, à l'enterrement de Vitez, on avait mis un
enregistrement de sa voix, et pour la première fois - postmortem - il y
disait : «Je suis catholique.» C'était au sens de katholikos :
«universel». Cela résume complètement la pensée de Claudel : le
catholique comme universel. Cette pensée m'a permis de passer du
catholicisme à la catholicité…
Ces deux termes sont-ils opposés, ou la catholicité est-elle ce qui permet de saisir l'essence du catholicisme?
C'est
surtout une entrée différente. On n'y accède plus par la morale, mais
par la possibilité d'allier l'Évangile à une vision politique. Vitez l'a
compris : il y a chez Claudel l'obsession politique d'abolir les
frontières. Don Rodrigue, dans Le Soulier de satin, l'affirme clairement
: «Je suis venu pour élargir la terre.»
Comme un autre
Christophe Colomb, «rassembleur de mondes»… Mais Claudel songeait
moins, me semble-t-il, aux frontières nationales qu'à la séparation
entre la chair et l'esprit, le naturel et le surnaturel?
De
fait, en découvrant Claudel, je découvrais aussi qu'il fallait proposer
aux acteurs quelque chose de plus que de l'interprétation, qu'il
fallait les mettre à l'endroit d'une expérience spirituelle. Le rêve de
Claudel était «d'élargir la terre», mais, ce qu'il a élargi, c'est le
théâtre. Il nous a sortis d'un espace trop intimiste ou trop idéologique
pour dégager une scène aussi vaste que le monde. Sans Le Soulier de
satin, je n'aurais pas écrit La Servante, cette pièce monstre qui essaie
de ressaisir la temporalité de la ville. Il faut savoir que le théâtre
de l'après-guerre est un théâtre qui doute de la parole : ce qui
prévaut, c'est l'impossibilité de dire, le malentendu,
l'incommunicabilité… Je ne pouvais pas vivre dans ce climat de rupture.
Claudel me fut d'une aide considérable par sa foi en une parole qui ne
se réduit pas à des problèmes de communication, mais qui embrasse, pour
ainsi dire, le ciel et la terre. Enfin, il y a cette image dans Le
Soulier de satin : la percée du canal de Panama, la réunion des deux
mers. Ces deux mers sont celles de l'eros et de l'agapè. C'était pour
moi une réponse : Claudel empêchait les fausses dichotomies, permettait
de résoudre les dilemmes intérieurs, unissait le sensuel et le
spirituel.
Quelle est la spécificité de la langue claudélienne pour l'acteur? C'est
qu'il a dépassé l'alexandrin, sans pour autant tomber dans la prose.
Son verset va plus loin que les autres. Il se déploie sur 24 ou 28 pieds
comme une unité à la fois de souffle et de pensée. Pour l'acteur, c'est
une respiration incroyable. Cela agrandit son intériorité. Cela creuse
le ciel. Après cela, quand on revient vers Racine, on a l'impression
qu'on joue court.
Théâtre de Paul Claudel, 2
volumes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1 776 p. et 1 904 p.,
prix de lancement jusqu'au 31-8-2011 : 65 € le volume, puis 72,50 €.
Nessun commento:
Posta un commento