En effet on a déclaré bien vite (après Sieyès) : liberté, égalité, fraternité. Très bien. Qu’est la liberté ? La liberté. Quelle liberté ? La même liberté pour tous de faire ce qu’on veut, dans les limites de la loi. Quand peut-on faire ce qu’on veut ? Quand on a un million. La liberté donne-t-elle un million à chacun ? Non. Qu’est-ce qu’un homme sans un million ? Un homme sans un million n’est pas celui qui fait ce qui lui plaît, mais celui dont on fait ce qui plaît. Que s’ensuit-il ? Il s’ensuit qu’en dehors de la liberté il y a encore l’égalité, notamment l’égalité devant la loi. De cette égalité devant la loi on ne peut dire qu’une seule chose : c’est que dans la forme où on l’applique actuellement, tout Français peut et doit la considérer comme une injure personnelle. Que reste-t-il de la formule ? La fraternité. […] L’homme occidental parle de la fraternité comme d’une grande force motrice de l’humanité et il ne se doute pas que l’on ne peut y atteindre si elle n’existe pas déjà en réalité. Que faire ? Il faut créer la fraternité à tout prix. Or, il arrive qu’on ne peut pas créer la fraternité parce qu’elle se crée elle-même, parce qu’elle est une donnée, parce qu’elle est une chose de nature. Dans la nature française et, en général, dans la nature occidentale, on ne l’a pas trouvée ; ce qu’on a trouvé c’était le principe de l’individu, de la conservation de soi poussée très loin, de la vie à son propre compte, de l’autonomie de son Moi propre, de l’opposition de ce moi à toute la nature et à tous les autres hommes […].
Fiodor Dostoïevski, Le Bourgeois de Paris
Nessun commento:
Posta un commento